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Jacqueline Zinetti : Ecrivain - Psychiatre

La fleur décapitée - Texte Intégral

Elle se souvint du moment où l'idée avait surgi. Elle les regardait s'éloigner, blottie derrière les double rideaux de la fenêtre entr'ouverte.  Ils marchaient d'un pas synchrone sans parler, on n'entendait que le crissement de leurs pas sur les gravillons de l'allée.

Juste avant de franchir la grille, Delphine se pencha vers le massif d'hortensias, puis, d'une main nerveuse, décapita une lourde fleur blanche qu'elle emporta sans ménagement. Surpris par ce geste,Vincent se retourna furtivement vers la maison. Elle ne se montra pas. Soulagé que sa mère ne soit plus sur le perron, il ne fit pas la moindre remarque.

C'est à cet instant là que l'idée s'imposa : quand la main de sa bru arracha la fleur comme une mauvaise herbe, et que le regard de son fils se déroba sournoisement.

 Après que le portail se soit refermé sur eux en claquant, elle resta longtemps debout, immobile, une heure, deux peut-être, ne ressentant plus le moindre signe de fatigue, ne recevant plus aucun signal de son corps. Telle une mystique, elle n'existait plus qu'à l'intérieur de cette pensée, dans une sorte d'extase, et elle ressentit une jouissance ineffable dont la source n'était pas Dieu.

Lorsqu'elle sortit de sa torpeur, elle sut qu'elle irait jusqu'au bout de l'idée.

Quand ils étaient arrivés ce dimanche là, elle taillait les forsythias. C'était un bel après-midi de mai, et elle leur avait proposé d'installer la table de jardin sur la pelouse pour prendre un verre. Elle était allée se laver les mains, et en remettant sa bague, elle s'était adressée à Delphine, en disant :

- Il faut que je la fasse agrandir, j'ai du mal à la remettre, mes  articulations s'épaississent!

D'une voix douceâtre sa bru répondit :

- À votre âge, est-ce bien utile? Vous feriez mieux de la déposer au coffre.

Alors qu'elle prononçait ces paroles, un rictus contraint tordait sa petite bouche amère, qui jamais, n'avait su lui sourire.

Vincent plongea son nez dans le journal qu'il feuilletait.

Elle apporta les boissons, et pendant une demi-heure -la durée exacte de leur visite hebdomadaire- ils parlèrent de la pluie, qui ne venait pas, et du beau temps, trop chaud pour la saison.

Lorsqu'elle se retrouva seule, une colère fabuleuse éclata dans sa tête, assourdissante comme un orage d'été. La violence de ce qu'elle éprouvait la chargeait d'une force inconnue qui progressait en elle, étrangère et familière tout à la fois.

En arrachant cette fleur, Delphine avait arraché sans le savoir, le masque de convenances derrière lequel Lise se dissimulait depuis leur première rencontre.

 

Première rencontre...Vincent venait d'entrer au Ministère des Finances après des études de droit qu'il avait terminées honorablement.

Début juillet, pour fêter son anniversaire, il avait invité des amis qui allaient et venaient dans le jardin, d'un buffet à l'autre. Des rires juvéniles fusaient de tous les côtés, et les oiseaux avaient bien du mal à se faire entendre dans ce brouhaha champêtre.

Elle se dirigea vers son fils qui discutait avec un petit groupe d'amis qu'elle ne connaissait pas. En s'approchant, elle remarqua une jolie fille, jeans et cheveux fous, qui tenait Vincent par l'épaule.

- Bonjour Delphine, dit-elle, vous voyez, j'ai deviné qui vous êtes, Vincent me parle toujours de vos « superbes yeux bleus », je vous ai reconnue immédiatement.

Le groupe éclata de rire, mais Vincent sursauta, agacé, et attrapa prestement  la main d'une jeune femme qui se tenait un peu à l'écart.

- Tu fais erreur maman, je te présente Delphine.

Il y avait en elle quelque chose de suranné qui évoquait l'ennui, l'ancrage dans le

passé ; elle ressemblait à une jeune fille d'autrefois : jupe écossaise, cheveux tirés en catogan, collier de petites perles fines ; ni belle, ni laide, mais un visage anguleux aux lèvres minces qui accentuaient la sévérité de son expression.

Lise la fixa un instant, surprise, mais elle réagit très vite en lui disant : « Vous avez effectivement des yeux magnifiques », ce qui était vrai.

Mais ce regard déçu qu'elle avait posé sur elle ce jour là, Delphine ne l'oublia jamais.

 

Elle parvint à se détendre en buvant un whisky, et cette lucidité lui suggéra qu'un danger pesait sur elle. Depuis des années sa bru distillait un poison qu'elle injectait goutte à goutte dans chaque parole et dans chaque regard qu'elle lui adressait. 

Elle se sentit menacée d'anéantissement, oui, réellement menacée.  

Le soir même, elle envoya la première lettre.

Le dimanche suivant, Delphine se montra identique à elle-même avec Lise. Mais elle observait souvent son mari à la dérobée, et devenait nerveuse dès qu'il semblait  perdu dans ses pensées. Ce jour là elle se leva si brusquement de son siège au moment du départ, qu'elle heurta un vase : il tournoya sur lui-même avant de se fracasser sur le sol.

Après la deuxième lettre anonyme, Lise la trouva amaigrie, et pendant leur courte visite, à plusieurs reprises Delphine se dirigea vers la fenêtre pour regarder le jardin, les larmes au bord des yeux. Comme d'habitude, Vincent, silencieux, parcourait les pages d'un magazine.

Oui, elle l'avouait, le contenu de la lettre suivante était particulièrement déstabilisant pour une femme jalouse, et lorsqu'elle la vit arriver ce dimanche là, elle sut qu'elle avait atteint son but : Delphine était mortellement touchée. Elle avait tellement maigri, que ses yeux s'enfonçaient au fond de ses orbites, ce qui lui donnait un air tragique, et étrange, tout à la fois. Elle semblait très angoissée, et dans un moment de détresse incontrôlable, elle saisit Lise par l'épaule et s'y accrocha, comme un naufragé qui lutte pour ne pas être englouti dans les eaux sombres. Mais cette main sur elle, cette main brutale, qui avait arraché la fleur fragile... La souffrance de sa bru lui faisait horreur, plus encore que son agressivité.

C'est après la quatrième lettre qu'elle la vit pour la dernière fois. Tout en elle, sa tenue, l'expression de son visage, le vide de sa pensée, reflétait son profond désarroi, elle était au bord de l'effondrement dépressif, de la folie. Ce jour là, elle resta figée sur le canapé, enfermée dans son mutisme et sa souffrance.

Ce qui était surprenant, c'est que Vincent semblait ne rien percevoir de son état, il dit simplement à sa mère : « Delphine est un peu fatiguée aujourd'hui. » 

 

Le drame est arrivé alors que je m'apprêtais à poster une autre lettre.

Delphine a tué Vincent, elle est incarcérée à la maison d'arrêt de Fresnes. Elle l'a abattu avec le fusil de chasse, pendant son sommeil.

Mais ce qui m'a le plus étonnée, c'est d'apprendre que mon fils avait réellement une maîtresse.   

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